Intelligence: la France a-t-elle déjà perdu la guerre ?

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Par Daniel Rémy Modifié le 6 décembre 2017 à 13h37
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Voilà bientôt un demi-siècle (en 1971, précisément…) que Bernard Esambert, ancien Président de l’Ecole Polytechnique, de l’Institut Pasteur et de l’Ecole des Neurosciences, inventait le concept de « guerre économique », un concept abondamment développé dans un ouvrage publié en 1977 : « Le troisième conflit mondial » (Plon).

La « guerre du feu », ancêtre de la guerre économique

Prêchant dans le désert (le landerneau politique et technocratique franco-français) son discours allait s’en trouver conforté à l’occasion de la publication, en 1988, d’un livre écrit par Richard Nixon : « 1999 : la victoire sans la guerre » (Simon et Schuster). Ce dernier, démissionnaire à la suite du Watergate, y décrivait « par le menu » la stratégie mise en place par l’Amérique aux fins de dominer le monde sans partage.

Bizarrement, ce qui aurait dû provoquer un électrochoc salutaire, au sein de notre administration et de ses élites autoproclamées, laissa tout ce petit monde « de marbre », le même que celui dont on fait les tombes.

Ces gens-là, pourtant si instruits, n’auraient-ils pas lu Sun Tzu, ce général chinois qui, au VIème siècle avant Jésus-Christ, écrivait : « Le meilleur savoir-faire n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans combattre ». (« L’Art de la guerre »).

Les mêmes auraient-ils oublié que nos ancêtres préhistoriques, analphabètes, rivalisaient d’ingéniosité pour fabriquer les armes qui allaient leur permettre de s’approprier les ressources de leurs congénères : la « guerre du feu » n’est pas autre chose que l’un des tout premiers chapitres de la guerre économique.

C’est dans cet esprit que, très modestement, je profitai de ma participation à la 43ème session de l’IHEDN (Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale) pour attirer, une fois de plus, l’attention de nos têtes « bien pleines » sur les ravages causés par la « guerre économique » : nous étions alors en 1990, une année charnière particulièrement dense qui vit, tout à la fois, s’effondrer le Mur de Berlin, l’Irak envahir le Koweït et l’URSS imploser.

Dans un tel contexte, parler de guerre économique, devant un riche parterre de hauts-fonctionnaires militaires et civils, semblait pour le moins incongru alors que chacun de ces trois événements allaient, au moins provisoirement, tourner la page de la « guerre froide » et redistribuer les cartes politico-économiques entre les deux mondes, capitaliste et communiste.

Aux morts des champs de bataille du passé se sont substitués les chômeurs, les SDF et les abonnés aux « Restos du cœur »…

Or, si le dernier conflit mondial a coûté la vie à 60 millions de personnes, le nombre de chômeurs, en 2017, est évalué à 200 millions quand celui des individus vivant avec moins de 1,90 dollar par jour est estimé à 800 millions. Et s’il est acquis que l’on ne meurt qu’une fois, en revanche on peut être chômeur ou misérable durant de nombreuses années.

Comment ne pas voir que la guerre économique fait autrement plus de victimes que les guerres « conventionnelles » ?... Chez nos militaires, il s’agit là infiniment moins d’un déficit d’intelligence que d’un problème de culture.

Si, au lendemain de mon intervention à l’Ecole militaire, je ne pus que me réjouir d’assister à l’éclosion d’une multitude d’organismes étatiques ou parapublics dédiés à la guerre économique et à son corollaire, « l’intelligence économique », force est de constater que, comme toujours, nos élites ne sont jamais parvenues à mettre sur pied une politique et une stratégie agressives communes, chaque Ministère rivalisant d’influence en la matière.

La guerre économique fait rage dans les couloirs des Ministères

Ainsi, voilà qu’après 40 années de tergiversations, en 2013, Claude Revel qui avait été nommée Déléguée interministérielle à l’intelligence économique auprès de Jean-Marc Ayrault, Premier Ministre, fut « éjectée » de son poste le 25 juin 2015 : « Je marchais sans doute un peu trop sur les plates-bandes de Bercy. Les grands corps des finances et des mines ont jugé que mon intervention sur des sujets qu’ils considéraient comme exclusivement les leurs était inopportune. Toute une partie des finances tient à ses prérogatives. Ils se sont sentis dépossédés, ont cru que nous étions un danger pour eux… ». (Le Nouvel Economiste-15/06/2016).

C’est donc le 27 janvier 2016, à l’issue du Conseil des Ministres, que l’intelligence économique fut rattachée au Ministère de l’Economie et à la Direction Générale des entreprises. Un comble, quand chacun connaît les deux tares endémiques majeures qui « plombent » la compétitivité de nos entreprises, à savoir, une fiscalité et un niveau de charges sociales démentiels. A moins, bien entendu, que ceci relève d’une stratégie délibérée de Bercy dans le seul but de bloquer toute espèce de réforme : une forme d’ « intelligence administrative », en quelque sorte, une voie dévoyée de l’ « intelligence collective »…

Claude Revel (énarque et Sciences Po) le confessait à demi-mot au cours de cette même interview : « Du côté de l’X et de l’ENA, il y a encore bien des logiciels à changer… ».

Des hauts-fonctionnaires désintéressés, n’ayant pas d’autre objectif que de servir l’Etat pour le seul bénéfice de l’ensemble des citoyens et des entreprises, il en existe mais ils font rarement carrière. Je pense en particulier à mon ami, le Préfet Rémi Pautrat, ancien patron de la DST et ex-Secrétaire Général Adjoint de la Défense Nationale, qui fut l’un des tout premiers à avoir pris l’exacte dimension de l’intelligence économique : à la différence de tant d’autres, il n’en a jamais fait commerce et ne s’est jamais enrichi…

La faillite de « l’Etat stratège »

Et pendant qu’en France on continue de s’interroger sur « le sexe de l’économie », des pans entiers de nos plus beaux fleurons industriels n’en finissent plus de passer sous pavillon étranger, quand nos plus brillants cerveaux y obtiennent le statut de « réfugié économique ».

Comment tous ces « crânes d’œuf » ont-ils pu rater toutes les grandes mutations technologiques, sociales et culturelles de ces dernières décennies, croyant naïvement que l’Etat allait pouvoir vivre éternellement sur ses acquis, ponctionnant sans vergogne la trésorerie de nos entreprises, au mépris de l’investissement et sans jamais remettre en cause ses dépenses : ne devrait-on pas plutôt parler de « bêtise économique », dans un pays colbertiste à souhait, qui déteste l’entreprise et la réussite individuelle : c’est la faillite consommée d’un « Etat stratège » aux abonnés absents…

Le drame c’est que, si l’on en croit Laurent Alexandre, urologue et chef d’entreprise passé par l’ENA et Sciences Po, le pire est à venir. Alors que l’ « intelligence artificielle » est devenue, elle aussi, l’un des enjeux majeurs des décennies à venir, « à cause d’élites ignorantes des technologies, la Chine et la Californie ont gagné la guerre numérique sans tirer une seule balle, au motif que les Européens et les Français, au premier chef, ont été nuls… ». Sur la même ligne que Claude Revel, il considère qu'« il faut changer le logiciel de Bercy, un Ministère qui ne comprend toujours rien à l’intelligence artificielle. Pendant que l’on y rêve de châteaux en Espagne, nous devenons une colonie numérique des géants de l’IA, lesquels prospèrent sans concurrence grâce à notre médiocrité… ». (L’Express-15/11/2017)

Un constat sévère mais néanmoins bien réel qui pourrait lui valoir l’excommunication s’il n’était l’un des fidèles supporters d’Emmanuel Macron, ancien locataire de Bercy.

Intelligence « économique », intelligence « collective », intelligence « artificielle, à en juger par le 22ème rang occupé aujourd’hui par la France au baromètre de la compétitivité économique mondiale (à hauteur de la Belgique et de la Malaisie…), il serait grand temps que nos « premiers de la classe » fassent enfin preuve d’humilité et de clairvoyance…

Sciences Po « de chagrin »…

Ironie du sort, lorsque fut créée Sciences Po, en 1871, c’était précisément pour doter la France d’une élite qui soit en mesure de ne pas répéter les erreurs commises par la classe dirigeante d’avant-guerre, laquelle n’avait pas vu venir la cuisante défaite que nous infligea la Prusse. Or, en 1914 et en 1939, les mêmes n’avaient toujours rien vu venir, à l’abri de lignes Maginot purement « artificielles », elles-aussi.

Georges Bernanos nous avait pourtant bien prévenus : « L’intellectuel est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu’à ce qu’il nous ait prouvé le contraire … ».

John Kennedy, Georges W.Bush, Bill Gates, Steve Jobs, Mark Zuckerberg, Richard Branson, Agatha Christie, Picasso et, bien entendu, le plus célèbre d’entre eux, Albert Einstein, tous ont en commun de n’avoir pas fait de brillantes études. Etaient-ils pour autant moins intelligents ? Bien sûr que non : c’est tout simplement qu’ils ont su résister au confort de la pensée unique en cultivant en permanence l’esprit critique, non sans une bonne dose d’humilité. « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », disait Socrate.

C’est aussi que, contrairement à ceux dont on a « gavé le cerveau » de connaissances toutes théoriques, le cancre, comme l’iconoclaste, sont avant tout des créatifs à l’imagination féconde. En sciences, plus qu’en tout autre domaine, sans intuition, il n’y a aucun espoir de progrès possible : « La normalité ne m’intéresse pas. J’aime travailler sur ce qui est étrange : c’est ce qui sort de la norme qui fait avancer la recherche… » déclarait Didier Raoult, Directeur du laboratoire de bactériologie-virologie de l’hôpital de la Timone, à Marseille (Le Point-01/01/2009)

Le « nouveau monde » a beaucoup à apprendre des anciens…

Tous ceux qui, au quotidien, sont confrontés aux risques et aux aléas de l’existence possèdent cette « intelligence supérieure » qui transcende toutes les autres : « L’intuition, c’est l’intelligence en excès de vitesse. Dans les moments de crise, seule l’imagination importe plus que la connaissance », disait Einstein.

De grâce, Monsieur Le Président, ainsi que toutes les élites de ce pays, il y a urgence à changer de logiciel si l’on veut donner une ultime chance à la France d’éviter une nouvelle débâcle. Il suffit de renouer avec les sages de la Grèce et de la Rome antiques, ces polymathes qui cultivaient à la fois la philosophie et les sciences. Nos parlementaires fraîchement élus auraient tout à gagner à s’inspirer de l’« ancien monde », de Périclès à Sénèque, en passant par Pascal, Montaigne et Tocqueville, leurs dignes héritiers. Ce serait pour eux la voie la plus rapide pour réhabiliter la politique aux yeux des Français.

« C’est en gardant le silence, alors qu’ils devraient protester, que les hommes deviennent des lâches… » (Abraham Lincoln)

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Spécialiste des questions de sécurité et de renseignement, depuis 1976. Issu du secteur privé, Daniel Rémy apporte principalement son expertise et son expérience aux entreprises confrontées à des risques et à des menaces très diverses, en France comme à l'étranger (terrorisme, kidnapping, racket, fraude, espionnage industriel et commercial, tentatives de déstabilisation…). Il est l'auteur, entre autres, de « Qui veut tuer la France ? La stratégie américaine… » (2007), « La France des talibans : République cherche repreneur… » (2002), « Pour l’humour du risque » (2011) et « Terrorisme et sécurité : ils nous prennent pour des cons… » (2016).

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