Europe : quelle possibilité pour un nouveau cycle idéologique ?

Extrait du livre : Reconstruire une pensée européenne, de Dominique Bourg, éditions Hermann, mars 2024.

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Par Dominique Bourg Publié le 21 mai 2024 à 8h00
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La pente autoritaire et nationaliste peut alors s’analyser comme un sous-produit de l’idéologie néo-libérale, qui la conteste moins qu’elle ne tire parti de l’une de ses faiblesses majeures. Elle répond de toute évidence au sentiment croissant de dépossession et d’abandon des peuples face à la mondialisation marchande. De fait, depuis les années 1980, leurs gouvernements ont volontairement sabordé les outils dont ils disposaient pour les protéger. Après que le jeu de la concurrence internationale a laminé les vieilles régions industrielles, le ressentiment des perdants de la mondialisation ne prend pas pour cible les véritables responsables, mais des boucs émissaires qu’il est moins coûteux de blâmer. Les écarts entre la carte des résultats électoraux et celle des populations étrangères montrent que souvent, cette hostilité tient moins à leur présence effective qu’à l’idée générale qu’un excès d’immigration menacerait l’identité nationale. Les partis d’extrême-droite qui alimentent et se nourrissent de ces réactions de peur n’ont à peu près rien d’autre à proposer que des mesures xénophobes qui s’accommodent parfaitement du maintien d’un capitalisme financier. L’échec prévisible du Brexit peut servir de leçon.

Quand un gouvernement néo-libéral promet à son peuple de reprendre le contrôle du destin national, il ne fait qu’affliger son pays d’une série de handicaps dans la compétition économique, sans procurer le moindre surcroît d’autonomie, ni proposer de perspectives nouvelles. Huit ans plus tard, les électeurs bernés de 2016 l’ont bien compris à leurs dépens. Il faut espérer qu’il ne sera pas nécessaire, pour chaque pays, d’en passer par des expériences similaires. Elles peuvent être non seulement désastreuses, mais aussi douloureuses et difficilement réparables.

En d’autres termes, le retour de balancier nationaliste et conservateur ne semble pas destiné à produire une nouvelle idéologie englobante susceptible de se substituer au néo-libéralisme, faute de fournir des réponses convaincantes aux traits et aux exigences du nouveau type de personnalité qui constitue un élément central du dispositif actuel. L’hypothèse d’une absorption des individus dans le collectif, sur le modèle des totalitarismes du siècle passé, semble assez peu probable, y compris dans des circonstances où le culte du chef atteint des proportions inquiétantes. Le véritable danger tient plutôt à la poursuite du projet d’artificialisation intégrale du monde, qui pourrait en venir à remodeler l’humanité elle-même. Mises au service d’un néo-libéralisme autoritaire, les technologies de l’intelligence artificielle pourraient conduire à son terme le processus de dissociation des individus et d’épuisement des relations sociales, dans des dictatures d’un nouveau genre auxquelles seule la science-fiction nous a préparés.

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Inversement, la sortie de l’horizon néo-libéral ne pourra s’effectuer que par la résolution de sa contradiction centrale, lorsque les individus détachés de toute liaison essentielle seront au contraire naturellement portés à découvrir et à chérir les conditions de possibilité écologiques et sociales de leur liberté. Pour cette raison, les signaux d’un éventuel retournement me semblent devoir être d’abord observés sur le plan anthropologique. Toute avancée notable des valeurs de justice et d’égalité peut ainsi être prise pour un encouragement que les choses vont, malgré tout, dans le bon sens. Mais ce sera un défi intellectuel et politique immense que de tracer un cadre permettant de donner une traduction sociale aux aspirations morales qui s’expriment dans la contestation du racisme et du patriarcat.

Cornelius Castoriadis répétait souvent qu’il ne lui revenait pas d’énoncer les traits que pourrait prendre un nouvel imaginaire social ; la tâche en incomberait aux femmes et aux hommes (et aux personnes non binaires, devrait-on ajouter aujourd’hui) engagés dans les combats pour le faire advenir, dans l’action et le débat (7). Tout au plus peut-on indiquer brièvement quelques pistes. En réalité, le travail intellectuel a commencé depuis longtemps et de nombreuses ressources sont déjà disponibles, même si la vision d’ensemble paraît encore incertaine. Mais la refonte des catégories les plus communes de la vie sociale sera d’une telle ampleur qu’il est difficile de s’en représenter dès maintenant toutes les implications. On peut par exemple soupçonner que le terme de référence de la mesure sociale ne sera plus la valeur marchande mais une valeur écologique ; cependant, les modalités de détermination de cette dernière restent encore très largement ouvertes (8).

Pour de multiples raisons, l’Europe constitue le cadre le plus évident dans lequel pourrait émerger ce nouvel imaginaire ; les sensibilités écologiques y sont plus mûres qu’ailleurs, les différentes traditions socialistes y sont restées plus vivaces et le caractère polyphonique du forum démocratique européen pourrait faciliter l’invention de modalités adaptées à une diversité de situations. En retour, on peut penser que sa formulation pourrait se révéler comme une excellente façon de relancer le projet européen.

L’Union européenne est critiquée de toutes parts, pour des raisons qui ne sont pas sans fondement : elle est perçue comme une machine à fabriquer des normes abstraites, une bureaucratie opaque au contrôle démocratique et un nid de lobbyistes (9). En réalité, la véritable racine de l’insatisfaction qu’elle produit tient à sa coloration idéologique. Initialement conçue comme un espace de coopération industrielle, l’Union s’est officiellement transformée en « marché intérieur », par l’Acte unique de 1986 préparé sous la direction de Jacques Delors, au plus fort de la vague néolibérale dans laquelle les socialistes français, on oublie souvent de le rappeler, ont tenu une part déterminante en donnant à ce courant son expression la plus dogmatique (10).

Tous les documents ultérieurs, du traité de Maastricht (1992) à celui de Lisbonne (2007), reposent sur ce socle qui définit très étroitement la sphère de légitimité de toute politique européenne. Aussi louable qu’en soient les intentions, une initiative comme le « Green New Deal » demeure prise et contrainte par une vision et une conceptualité néolibérales. L’entrée dans une nouvelle ère devra donc être sanctionnée par la rédaction d’un acte constitutionnel énonçant d’autres priorités. Les étapes à franchir pour atteindre un tel objectif sont si nombreuses et incertaines que cette perspective peut sembler relever de l’utopie. Elle n’en est pas moins nécessaire, ne serait-ce que pour se donner une idée du chemin à parcourir.

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