Défense : avec SAFE, l’Europe entre tensions et ambitions

Les équilibres diplomatiques européens vacillent. À travers le programme SAFE, c’est toute la cartographie politique de l’Europe de la défense qui se redessine. Alliances, tensions, exclusions, ambitions : chaque capitale joue sa partition, Paris incluse.

Adelaide Motte
By Adélaïde Motte Published on 23 mai 2025 10h23
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© Alex Paringaux, Thales

Le 21 mai 2025, les ambassadeurs de l’Union européenne ont donné leur feu vert à un dispositif d’une ampleur inédite : 150 milliards d’euros pour financer les projets militaires des États membres. Mais derrière l’instrument SAFE (Security Action for Europe), se cache bien plus qu’un levier financier. Il s’agit d’un séisme politique qui redistribue les rôles, exacerbe les rivalités et réveille les ambitions souveraines. Qui participe, qui résiste, qui veut entrer ? Tour d’horizon des lignes de fracture et des rapprochements inédits que ce programme provoque.

SAFE : une Europe de la défense à géométrie variable

L’approbation du programme SAFE s’est faite à la majorité qualifiée. C’est dire si le consensus n’était pas total. Si l’Allemagne, la Pologne et la Suède ont salué l’initiative comme une avancée stratégique, d’autres capitales ont traîné les pieds.

La France, elle, a adopté une position mesurée. Favorable sur le fond, elle reste attachée à sa liberté de manœuvre en matière industrielle et stratégique. Emmanuel Macron l’a dit en marge du Conseil européen : « SAFE doit renforcer l’Europe, pas la diluer dans un schéma technocratique. » Les Pays-Bas, la Finlande et la Hongrie ont exprimé des réserves sur la gouvernance du programme, tandis que l’Italie craint que le dispositif ne creuse les inégalités budgétaires au sein de l’Union.

Les candidats à l’entrée : le retour des exclus ?

C’est l’autre face du dossier. Si le programme est censé renforcer l’autonomie stratégique européenne, il reste ouvert à certains pays tiers. Et pas des moindres.

Le Royaume-Uni, qui a quitté l’UE il y a cinq ans, négocie déjà un partenariat spécifique pour intégrer SAFE. Un accord a été signé à Londres le 19 mai 2025, prévoyant une intégration progressive. Le Financial Times a précisé que Londres devra verser une contribution et aligner ses normes industrielles. Pour BAE Systems ou Rolls-Royce, c’est une aubaine politique et commerciale.

La Norvège et l’Ukraine — partenaires de défense de l’UE — sont également sur les rangs, tandis que la Turquie et la Corée du Sud ont manifesté leur intérêt. Problème : la clause de préférence européenne, fixée à 65 % des composants produits dans l’UE, bloque toute participation sans accord préalable sur l’origine industrielle.

Les opposants : des réticences plus idéologiques que techniques

En interne, les critiques les plus virulentes ne viennent pas des habituels eurosceptiques, mais de pays réputés pro-européens.

La Grèce, soutenue par les Pays-Bas, a exigé que seuls les États respectant pleinement l’État de droit soient autorisés à participer. Une clause qui viserait implicitement la Hongrie mais aussi certains partenaires extérieurs. La Hongrie justement s’est abstenue lors du vote du 21 mai. Elle conteste l’exclusion possible de ses industriels, soupçonnés de dépendances technologiques non conformes aux exigences du programme.

Autre voix dissonante : l’Irlande. Elle redoute que SAFE impose une forme de militarisation implicite de l’Union européenne. Une inquiétude partagée à Bruxelles mais balayée par le commissaire Kubilius, qui insiste : « Il s’agit d’un outil financier, pas d’un traité militaire. »

La France à la croisée des chemins

Dans cette recomposition géopolitique, Paris joue une carte complexe. Elle veut SAFE pour réindustrialiser sa défense, mais sans se faire dicter une doctrine stratégique. Thales, Safran, Dassault — tous prêts à profiter du programme — pèsent de tout leur poids à Bruxelles pour que l’accès aux marchés reste structuré selon les intérêts nationaux. La Direction générale de l’armement (DGA) suit de près les discussions pour éviter que les crédits européens ne déséquilibrent les équilibres budgétaires français.

Politiquement, SAFE s’inscrit dans la stratégie de souveraineté européenne défendue par Emmanuel Macron depuis 2017. Mais les lignes bougent. Et la perspective d’un retour massif du Royaume-Uni dans le dispositif européen agace certains députés de la majorité présidentielle qui y voient une « réinsertion par la fenêtre d’un partenaire qui avait claqué la porte ».

SAFE n’est pas seulement un fonds de 150 milliards d’euros. C’est un révélateur. Révélateur des ambitions, des fractures, des contradictions de l’Europe politique contemporaine. Pour la France, c’est une opportunité à saisir… mais à ses conditions. L’histoire jugera si ce nouveau pacte européen de défense a été le point de départ d’un vrai tournant souverain — ou d’une nouvelle bataille d’appareils entre nations jalouses de leur indépendance.

Adelaide Motte

Diplômée en géopolitique, Adélaïde a travaillé comme chargée d'études dans un think-tank avant de rejoindre Economie Matin en 2023.

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