Jeudi 8 février, en session plénière, le parlement européen a consacré un débat aux liens parfois troubles entre l’industrie du tabac et la Commission européenne. Un évènement en forme de procès pour la DG Santé et Dentsu Tracking, le prestataire de l’Union européenne en charge de la traçabilité du tabac.
L’affaire Dentsu/Hofmann toujours au cœur des colères des europarlementaires
C’est avec une référence au cas Jan Hoffmann, que l’euro député social-démocrate René Ripasi a lancé les hostilités. Cette affaire avait, pour rappel, agité les couloirs de la Commission européenne en octobre 2022. Il est né du départ de Jan Hoffmann, ancien haut-fonctionnaire de la DG Santé, vers Dentsu Tracking au poste de directeur des affaires réglementaires. En bref, lobbyiste en chef. L’affaire n’a été réellement rendue publique qu’en octobre 2022 par l’ancienne députée européenne écologiste, aujourd’hui décédée, Michèle Rivasi. Selon Le Canard Enchaîné, qui s’est rapidement saisi de l’affaire, Jan Hoffman était « au cœur du réacteur ».
Entre juin 2016 et janvier 2020, il aurait participé à tous les sous-groupes constitués autour des questions de traçabilité des produits du tabac, soit une vingtaine de rencontres au total. Il aurait aussi pu jouer un rôle clé dans l’attribution du contrat de traçabilité au groupe Dentsu. « C’est bizarre qu’un contrat si important pour les produits du tabac soit accordé et qu’ensuite un haut fonctionnaire de la DG Santé aille justement vers cette entreprise. C’est peut-être en accord avec les règles, mais cela doit être évité », s’indigne René Ripasi. L’eurodéputé français François Thiollet voit, quant à lui, beaucoup plus loin. « Cette affaire s’inscrit dans le smug, la fumée opaque des relations entre les géants du tabac et la commission » a-t-il affirmé. « Le cas Jan Hoffmann met en lumière des collusions entre la Commission européenne et la puissante industrie du tabac » a ensuite poursuivi Anne-Sophie Pelletier, du groupe The Left. Interrogée sur cette affaire, YIva Johansson, commissaire européenne aux affaires intérieures, s’est bornée à affirmer que tout avait été fait selon les règles établies. Insuffisant, pour les députés européens qui réclament transparence, clarté et un accès à l’ensemble des documents. Anne-Sophie Pelletier a aussi dénoncé les premiers documents diffusés par la Commission en regrettant qu’ils soient parcellaires, biffés et anonymisés : « un scandale dans le scandale » a-t-elle ajouté et se demande aussi si « l’arbre conflit d’intérêts ne cache-t-il pas la forêt corruption ? ».
Le système de traçabilité toujours pointé du doigt
Un vœu, pour l’instant, pieux car les eurodéputés ont pointé du doigt plusieurs manquements de la Commission européenne dans leur relation avec les lobbyistes. « La médiatrice de l’Union européenne a qualifié de mauvaise administration les défaillances répétées observées dans plus de 8 directions générales distinctes de la Commission, dont l’absence de procès-verbaux de certaines réunions avec l’industrie du tabac » a ainsi affirmé René Ripasi. Dans le cas précis de la traçabilité des produits du tabac, « la Commission gagnerait à reconnaître la non-efficacité et la non-conformité du système de traçabilité, comme le dénoncent les ONG », explique René Ripasi. « Le fait que cette entreprise (NDLR. Dentsu Tracking) ait été désignée sans appel d’offres, ni procédure publique puis renouvelée en décembre dernier dans les mêmes termes est un véritable camouflet pour la transparence », s’indigne Anne-Sophie Pelletier. Une inquiétude partagée par l’eurodéputé Marc Gallée : « Comment pouvez-vous justifier le choix de Dentsu Tracking sans appel d’offres public ? » a-t-il ainsi demandé à Yiva Johansson. Un manque chronique de transparence qui, selon les eurodéputés, jette le trouble sur l’ensemble du système de traçabilité. D’autant que de nombreux experts tirent régulièrement la sonnette d’alarme.
En 2019, le Comité national de lutte contre le tabagisme (CNCT) français avait ainsi dénoncé un système inefficace, car jugé trop lié à l’industrie du tabac et, surtout, contraire au protocole de l’OMS ratifié par l’Union européenne. Ce texte fondateur exige en effet une indépendance totale entre les fabricants de tabac et les acteurs de la traçabilité. En novembre 2022, le think tank Terra Nova avait aussi mis en lumière les piètres performances de la lutte antitabac en Europe, dénonçant en sous-main le rôle des cigarettiers dans l’alimentation du marché noir. Outre son inconformité avec le Protocole de l’OMS, le système actuel de traçabilité est aussi visé par son inefficacité.
L’application du Protocole de l’OMS toujours retardée
« La Commission européenne laisse un fonctionnaire européen publier un article pour expliquer que système de traçabilité est conforme au Protocole de l’OMS, alors qu’il est prouvé que cette information est fausse », s’étrange Anne-Sophie Pelletier. « Pourquoi la Commission continue de bloquer les révisions des deux directives de 2014 relatives aux produits du tabac qui permettraient d’appliquer le protocole de l’OMS ? » a ensuite poursuivi l’eurodéputée. Des questions qui, là encore, restent encore en suspens et promettent des débats agités alors que les ONG, l’OMS et une grande partie des députés pressent la Commission européenne à se mettre en conformité avec les exigences internationales.
Petite lueur d’espoir cependant pour les eurodéputés et les ONG : Frédéric Valletoux vient d’être nommé ministre délégué chargé de la Santé et de la Prévention au sein du gouvernement Attal. Il apparaît, aux yeux des experts, comme un fervent promoteur du Protocole de l’OMS, de l’instauration de quotas de cigarettes par pays et d’une traçabilité indépendante des industriels. Bruno Le Maire, actuel ministre de l’Économie, avait d’ailleurs apporté à une proposition de loi de Frédéric Valletoux, alors simple député, qui visait à appliquer strictement le Protocole de l’OMS. La pression pour le changement pourrait donc venir de France, vers le plus haut niveau européen.