Extrait du livre Propos sur la souveraineté européenne. Défis sanitaires, sécuritaires, démocratiques, de Florence Chaltiel Terral, Yves Doutriaux, et Maxime Lefebvre, éditions Lefebvre Dalloz, 2024. Préface de Jean-Louis Bourlanges, président de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale.
Quelles relations doit avoir l’Union européenne avec le « Sud global » ?
La question des relations avec le « Sud global »
L’expression « Sud global » était déjà connue avant la guerre en Ukraine (elle aurait été inventée en 1969 par un militant opposé à la guerre du Vietnam, Carl Oglesby), mais cette dernière lui a donné toute sa dimension. Les réactions à la guerre ont en effet révélé la fracturation de la planète entre quatre camps distincts : le camp occidental (une cinquantaine de pays) qui a condamné fermement l’agression russe au nom des valeurs et a sanctionné lourdement la Russie (tout en aidant économiquement et militairement l’Ukraine, sans s’engager dans la guerre) ; une partie des pays du Sud (y compris des pays comme Israël et la Turquie) condamnant l’agression russe sans prendre de sanctions (jusqu’à 140 pays ont voté la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) du 2 mars 2022, en comptant les pays occidentaux) ; les pays « neutres » ou abstentionnistes (entre 50 et 70 pays selon les votes, dont l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud) ; et le nombre restreint des « parias » épousant la cause russe (Biélorussie, Corée du Nord, Érythrée, Syrie...). Le fait que la Russie ait pu contourner les sanctions occidentales, vendre davantage de pétrole ou de gaz à la Chine et à l’Inde, s’approvisionner en armements en Corée du Nord et en Iran, explique l’échec relatif de ces sanctions.
La reprise du conflit israélo-palestinien après les attaques du Hamas le 7 octobre 2023 a éclairé ces fractures sous un autre angle, comme l’a montré la résolution votée par l’AGNU le 27 octobre pour appeler à une trêve humanitaire. Les pays du « Sud global », qui reconnaissent d’ailleurs pratiquement tous l’État palestinien (contrairement aux pays occidentaux), ont largement voté ce texte, à la notable exception de l’Inde qui accorde la priorité à la lutte contre le terrorisme islamiste. Les pays occidentaux se sont divisés, et notamment les pays européens (8 ont voté pour, 5 contre, et 14 se sont abstenus) – ce qui montre d’ailleurs toute la difficulté d’adopter une position commune sur un dossier hypersensible dans les opinions intérieures de chaque État.
L’élargissement des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) à 6 nouveaux pays (Arabie Saoudite, Argentine, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie, Iran) en 2023 souligne l’enjeu de ce « Sud global » qui est peut-être en train de se structurer face à l’unité et à la cohésion des institutions occidentales (G7, OCDE, OTAN, UE). L’influence de la Chine, voire de la Russie, se fait de plus en plus sentir. La succession de coups d’État en Afrique francophone (Mali, Tchad, Guinée Conakry, Niger, Burkina Faso, Gabon) illustre d’ailleurs le recul de l’influence de la France et de l’Union européenne dans cette partie du monde.
Cette fragmentation met l’Union (et aussi les États-Unis) face à de redoutables dilemmes : multiplier les régimes de sanctions (qui visent déjà une trentaine de pays) au risque de précipiter une polarisation manichéenne entre un camp « démocratique » et un camp « autoritaire » ; acter les reculs de la démocratie au risque de compromettre ses valeurs ; défendre le droit d’Israël à sa sécurité au risque d’ignorer les droits des Palestiniens chers à la plupart des pays du « Sud » et de se voir reprocher les « doubles standards ». Les tergiversations vis-à-vis de R. T. Erdogan en Turquie, de B. Netanyahu en Israël, de M. Ben Salman en Arabie Saoudite, de N. Modi en Inde, montrent l’embarras des dirigeants occidentaux. À cela s’ajoute le fait que les instruments d’influence privilégiés de l’Union européenne (les accords de libéralisation commerciale, l’aide au développement) se heurtent à des limites croissantes : il n’est pas facile de trouver les voies d’une libéralisation des échanges au vu des intérêts souvent divergents (v. la difficulté des négociations UE-Mercosur ou UE-Inde) et l’aide européenne est de plus en plus concurrencée par celle de la Chine et de la Russie, et contrainte par les règles sur les droits de l’homme et la lutte contre la corruption.
Face à ces difficultés, il est probable que l’Union européenne devra agir à plusieurs niveaux.
Trier les partenaires
D’abord s’appuyer sur les solidarités occidentales pour renforcer les relations avec les pays les plus proches. L’Inde revêt à cet égard une importance particulière en raison de son importance économique et démographique, de sa position de contrepoids face à la Chine, et aussi de sa position clé entre pays du Nord et du Sud (dans la continuité de son rôle leader au sein du Mouvement des non-alignés pendant la période de la guerre froide). À défaut d’une zone de libre-échange, la création d’un Conseil pour le commerce et les technologies (sur le modèle américain) et le rôle de l’Inde (ainsi que des pays de l’ASEAN) dans la stratégie indopacifique de l’Union européenne sont à valoriser.
Au Moyen-Orient, l’Arabie Saoudite apparaît elle aussi comme un partenaire incontournable, du fait de son poids régional comme de son jeu d’influence entre les États-Unis et la Chine (v. son appartenance au G20 et son entrée dans les BRICS).
Jouer le multilatéralisme
L’UE, qui est basée sur le multilatéralisme, a toujours été moins manichéenne dans son rapport au monde que les États-Unis, qui se laissent volontiers entraîner dans la logique « ami-ennemi ». Il est nécessaire de préserver des formats globaux comme l’ONU (v. la mise en œuvre des objectifs du développement durable de 2015), le G20, et les formats de coopération régionale en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient, en Asie (ASEAN). L’Union doit s’y investir, en particulier sur des sujets comme le changement climatique, le développement, la santé, la lutte contre le terrorisme, et bien sûr aussi les droits de l’homme. Elle doit d’autant plus le faire qu’elle doit répondre aux accusations d’impérialisme ou de néocolonialisme de la part des pays du « Sud global ».
Il n’y a sans doute plus beaucoup de place pour le retour à une stratégie musclée d’interventions militaires, alors que les interventions occidentales des dernières années (Afghanistan, Irak, Libye, Mali) se sont soldées par des échecs de long terme. L’UE ne devrait cependant pas renoncer à renforcer ses outils de PSDC et à en faire usage, notamment par des missions de sécurisation maritime (golfe de Guinée ? océan Indien ? golfe persique ?) sur le modèle de l’opération Atalante au large de la Somalie – c’est un des axes de la « boussole stratégique » de 2022. Il est tout aussi important qu’elle renforce sa coopération avec les organisations régionales, pourvoyeuses de légitimité.