Élections au Kazakhstan : petite leçon de démocratie du bout du monde

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Par Jean-Baptiste Giraud Modifié le 11 janvier 2021 à 5h42
Elections Kazakhstan Assesseurs

Malgré la mondialisation et les nouvelles technologies, le biais occidental consistant à vouloir donner des leçons au monde entier sur de nombreux sujets, dont la politique en général, et la démocratie en particulier, n’a pas épargné le traitement des élections législatives au Kazakhstan.

Difficile pourtant de comprendre comment les choses se passent dans ce pays grand comme cinq fois la France pour moins de 20 millions d’habitants, en faisant du journalisme de desk depuis Paris. En bâtonnant simplement les communiqués de « médias » ou de think-tanks notoirement financés par des agences de renseignement, ou encore en écoutant les histoires rocambolesques d’anciens oligarques auto-proclamés opposants, qui ont pris la fuite dans un tourbillonnement de milliards, pas perdus pour tout le monde.

Car avouons-le, partir en reportage au Kazakhstan pour y couvrir des élections législatives que l’exécutif voudrait exemplaires, aux « standards des pays membres de l’OCDE » (dixit les plaquettes distribuées aux observateurs étrangers et aux journalistes), afin d’éteindre ou au moins baisser le son du tourne-disque jouant avec lancinance la même musique oligarchie-autoritarisme-népotisme, c’est un peu enfiler le costume du reporter Tintin au pays des Soviets. Auquel bien des journalistes, dont votre serviteur, doit en grande partie sa vocation, soit dit en passant.

Seulement voilà : On a beau chercher, mais à Astana, la capitale - rebaptisée récemment Nur Sultan en hommage à l’ancien président démissionnaire, aux affaires pendant trente ans - nul ouvrier frappant avec nonchalance avec un marteau sur une enclume pour simuler le bruit d’une usine, ni non plus actionnant un soufflet devant un feu de bois au pied d’une cheminée en carton.

Quand on a commencé à avoir vu pas mal de pays, et de capitales dans le monde, et que l’on a pris l’habitude, le travers, toujours aussi occidental, d’établir un classement qualitatif entre les destinations, on se sent désemparés en sillonnant Astana, pardon, Nur Sultan. Comprenez bien que cette ville d’un million d’habitants est sortie de terre en une demie-génération. En son centre, qui s’étend sur plusieurs kilomètres carrés, des avenues rectilignes s’entrecroisent, et les grands hôtels disputent la chaussée aux ministères, aux musées, aux immeubles de bureaux et aux centres commerciaux, le tout dans une débauche de modernité et d’originalité, pas un bâtiment ne ressemblant à son voisin. Et ici, contrairement à certaine capitale que le lecteur reconnaîtra, pas une barrière de chantier pour entraver la route aux voitures ou aux piétons : de larges avenues bordées de larges trottoirs, les deux déneigés à peine quelques flocons tombés. Ce n’est pas à Nur Sultan que je me casserai la jambe. Et de grues, il n’y en a point. Pour les trouver, il faut s’éloigner du centre-ville, rejoindre les faubourgs, pour découvrir des chantiers pharaoniques ou des dizaines de barres d’immeubles déjà dressés mais auxquels il manque encore parfois les fenêtres, parfois les toits, continuent à sortir de terre, et accueilleront leurs prochains locataires (ou propriétaires) d’ici l’été prochain.

Tintin au Kazakhstan aurait fait un four, sauf sur Ushuaïa TV

Mais tout comme Paris n’est pas la France, Washington, loin s’en faut, comme les péripéties américaines nous l’ont encore montré récemment, n’est pas les États-Unis, Astana Nur Sultan n’est pas le Kazakhstan. Et délivrer des bons ou des mauvais points de démocratie en martelant le bitume de sa capitale n’aurait aucun sens.

A Schuschinsk en revanche, ville du nord du Kazakhstan de 46 000 habitants, située à équidistance de la capitale et de la frontière russe, on mesure déjà un peu plus ce qu’est devenu le pays en une poignée d’années. Ici, pas de gratte-ciel prétentieux, de musée orgueilleux : on travaille (les usines qui bordent la route principale, traversant la ville, en témoignent), et on étudie. Et c’est donc au sein du Collège supérieur de technologie de Schuschinsk, que l’on trouve facilement l’un des quarante bureaux de votes de la ville. Il faut dire que la tradition, au Kazakhstan, héritée de l’époque soviétique, est de mettre de la musique à plein tubes aux abords des bureaux de vote. L’événement est en effet considéré comme une fête.

Mais à l’intérieur, la fête est terminée : c’est le choc. Quand on se souvient de la polémique déclenchée par les élections municipales en France en mars dernier, 24 heures avant le grand confinement, en nous assurant qu’il n’y avait aucun danger, tant pour les assesseurs, les scrutateurs, que pour les électeurs, on prend une claque. Ici, dès le triple sas franchi (-16° oblige) c’est le laboratoire P4 ou quasi. Tout le monde porte une combinaison, masque sur le nez, et la plupart du temps, visière en plastique baissée devant les yeux. Et des visages particulièrement sérieux. Un scanner thermique prend la température des électeurs (et observateurs) se présentant à l’entrée du bureau. Et une jeune femme vous demande avec insistance de vous laver les mains avec du gel hydro alcoolique pendant qu’une autre passe la pièce consciencieusement en long et en large, sans s’arrêter un instant, pendant toute la durée de notre visite. Ici, l’urne, dûment scellée, trône au milieu de la pièce, au vu et au sus de tous. L’électeur, une fois autorisé à voter, vient glisser seul ses deux bulletins de vote (pour les « régionales » ou districts, et pour les législatives nationales », l’un après l’autre. Nulle enveloppe comme en France, les bulletins de vote que l’on coche ressemblent à s’y méprendre à ceux utilisés en Allemagne ou aux États-Unis pour leurs élections respectives. Tout autour, des tables prêtes pour le dépouillement, les listes électorales, découpées par petits groupes de lettres, avec un fonctionnaire (ou un assesseur bénévole, pas forcément désigné par un parti) derrière, attendent les électeurs. Plus loin, un photocopieur et des ordinateurs, des moyens à faire pâlir d’envie bien des présidents de bureaux de vote français.

Kazakhstan : des législatives sous très haut contrôle sanitaire, au delà du standard occidental

En changeant d’échelle de ville, on s’attend à, peut-être, changer d’échelle, tant pour l’organisation du scrutin que pour la gestion des gestes barrières. Erreur : A Makinsk, village aux maisons basses modestes tout, en bois ou en parpaings et dont l’essentiel des toits sont faits de tôle, on s’attend à retrouver l’ambiance des petits bureaux de nos campagnes. Mais avant, il faut le trouver, le bureau. Le premier habitant interpellé au bord de la route répond aussitôt en kazakh "bilmeymin" (je ne sais pas), assez sèchement. L’homme tourne aussitôt casaque (forcément), avec sa femme sous le bras.

Deux babouchkas plus tard, elles aussi piétonnes et chargées de sacs, ne savent pas plus nous guider. Est-ce parce qu'elles ont été hélées depuis notre voiture (il fait froid et le vent glace), voiture un peu trop pimpante en provenance de la capitale ? Ou bien parce qu'elles n'en ont rien à faire ou n'en savent rien ? Il faudra finalement demander à un grand gaillard sans manteau, tout juste sorti d'un petit supermarché, chapka vissée sur la tête, de type slave, de nous indiquer le bureau le plus proche. Pour découvrir, non seulement une fois encore qu’une musique de cirque aurait pu nous guider, sans trop avoir à dresser l’oreille, mais aussi que le village est en réalité une ville de 20 000 habitants, avec une douzaine de bureaux ouverts. Comme à Schuschinsk, le bureau de vote est installé dans une école. Finalement comme dans la plupart des démocraties du monde…

Mais là où l’on dit en France que l’église est au milieu du village, au Kazakhstan, c’est sans nulle doute l’école qui prend sa place. Des mosquées, on en croise, mais elles sont si modestes, pour ne pas dire insignifiantes, que l’on pourrait passer à côté sans les remarquer. Sauf peut-être à Bourabaï, haut lieu touristique (prisé des Russes qui viennent d’Omsk à 600 kilomètres, pour y passer le week-end) encore plus au Nord, où le lac gelé sur plus d’un mètre d’épaisseur attire des pêcheurs armés de chignoles à batterie, de tentes et de réchauds. Là-bas, la mosquée n’est éloignée de l’église orthodoxe que de quelques dizaines de mètres, et leurs tailles, plus impérieuses, sont en tous points comparables. On ne s’étonne même pas d’apprendre que le jour du baptême du Christ, fête particulièrement importante pour les orthodoxes, les musulmans viennent aussi se baigner dans l’eau glacée du lac, aux côtés de leurs frères chrétiens, car c’est une tradition multiséculaire.

Au Kazakhstan, ce n'est pas l'église qui est au milieu du village, mais l'école

Au milieu du village, ou plutôt donc de la ville de Makinsk, l’école est aussi en état de siège. Les membres du bureau de vote sont exclusivement féminins, à l’exception du président qui rapplique dare-dare quand il apprend qu’un journaliste frantszskiy est ici pour voir comment le scrutin se déroule. On minaude, et finalement sans demander, on se filme au smartphone avec ledit journaliste, qui devant l’urne, qui devant le bureau (à la lettre ?)en lançant à la dérobée des « merci beaucoup » que l’une d’entre elle a appris aux autres en pouffant de rire. Pour que finalement le président du bureau de vote s’inquiète des photos que l’on aurait pu prendre à l’intérieur (après avoir demandé l’autorisation, et présenté l’accréditation délivrée par le ministère des Affaires étrangères dument retranscrite dans un cahier d’émargement), et demande si l’on pourrait les effacer, car « les photos et les vidéos sont interdites à l’intérieur du bureau ». Étonnante naïveté… Nous partirons sans aucune difficulté, non sans promettre en souriant d’effacer les photos de la secrétaire du bureau de vote, la plus inquiète d’éventuelles remontrances. Est-ce parce que au milieu de l’après-midi, le taux de participation n’est ici que de 35 % ? Alors même que le bureau avait voté à 70 %, lors de la dernière présidentielle, en 2019…

Mais c’est finalement à Kagam, véritable petit village cette fois d’à peine 300 habitants que le Kazakhstan profond s’offre à nos yeux. Ici, pas de grosses berlines ou 4x4 flambants neufs devant les maisons, et probablement pas non plus dans les garages attenants, qui jouxtent de petites cabanes branlantes : à Kagam, il n’y a évidemment pas de tout-à-l'égout, et les cabinets sont au fond du jardin. Impossible de faire autrement, même par -30. Le village est sorti de terre dans les années 60, quand le PC de l’Union Soviétique a décrété que les 140 ethnies kazakhstanaises devaient cesser d’être nomades et se fixer, pour pouvoir mieux les contrôler. Un vieux tracteur solitaire attend patiemment le retour des beaux jours pour remplir son office : la steppe environnante se transforme au printemps en un immense champ de blé, et l'on devine par endroits les sillons tracés dans la terre fertile du Kazakhstan -qui a nourri un temps la moitié de l’URSS- malgré la neige.

L’école, encore, sert de « centre du village » à Kagam, même si en réalité elle est construite un peu à l’écart. Le bâtiment, de trois étages (le seul à des kilomètres à la ronde) flambant neuf (une décoration au sol à l’entrée, à côté de quelques fleurs géantes en plastique, nous apprend en fait qu’il date de 2010), fait dire à notre chauffeur qu’elle a sans doute été « offerte par quelque businessman, c’est courant ici ». On n’en saura pas plus, pas non plus sur la plaque commémorant son inauguration. Discret mécène… Les banderoles tendues sur l’école proclament que le savoir et la connaissance forgent l’avenir.

Kagam (Kazakhstan) : 151 électeurs, 93 % de participation aux législatives à 17h00

Si Kagam compte 300 habitants, au doigt mouillé du reporter, c’est que son seul bureau de vote revendique 151 électeurs, comme nous l’explique fièrement sa présidente. Et à 16h46, trois heures avant la fermeture du bureau, c’est le score quasi soviétique de 93 % qu’elle proclame en consultant dans un grand sourire son cahier d’émargement. Mais les dés ne sont pas encore jetés : c’est du taux de participation dont il est ici question, pas du score d’un candidat unique ! En réalité, ici, comme dans tous les autres bureaux de vote, de modestes palissades informent les électeurs des cinq listes en présence. Une affichette A4, en couleur, arborant le logo de chaque parti et de son candidat (bien souvent une femme, dans les deux districts que nous avons parcourus, sur les 14 que compte le pays), propose les arguments (succincts) en sa faveur. Le parti rural, qui a tout d’un parti paysan, n’hésite pas par exemple à utiliser une babouchka édentée, fichu sur la tête, pour attirer les suffrages. Non comme candidate, mais comme effigie (on n’ose écrire égérie).

Et c’est à Kagam, que la même présidente de bureau, toute fière elle aussi de nous recevoir (n’ayant pas vu la couleur d’un électeur depuis deux heures, ils ont tous quasiment tous voté le matin, on a failli écrire avant ou après la messe), nous détaille par le menu comment un bureau de vote fonctionne. Sur les cinq personnes présentes, deux sont bénévoles, et trois, fonctionnaires, employées tout simplement de l’école où se déroule le scrutin. À six heures du matin, en présence d’un policier et d’un observateur de l’alliance civile du Kazakhstan, l’urne (transparente et vide) a été scellée. Le bureau a ouvert ses portes à sept heures. À quoi donc ce coffre-fort à double serrure (code et clef) qui trône sur une chaise, non loin d’un autre de ces photocopieurs qui feraient toujours bisquer de rage dans les bureaux de vote français où l’on doit parfois venir avec ses feutres et son agrafeuse ? « À stocker les bulletins de vote, tout simplement ! » comme si cela paraissait évident au journaliste ressortissant d’un pays reconnu mondialement pour être le phare de la démocatie dans le monde.

Les bulletins de vote, livrés la veille (et non, donc, le matin, comme à quasiment tous les scrutins dans bien des coins de France, pas forcément reculés, ce qui déclenche moultes reportages télé et recours devant le juge électoral), ont passé la nuit au coffre, et sous bonne garde. Un policier affecté tout spécialement à cette mission a en effet passé la nuit à côté du coffre qui contient les bulletins de vote, en réalité, dans la pièce qui jouxte le charmant petit gymnase qui sert de bureau de vote aujourd’hui. Un modeste clic-clac lui a permis de fermer un œil (pas l’autre), et la directrice de l’école « l’a nourri et lui a préparé le lit » (sic) la veille. On se pince. Le même policier, qui ne peut entrer dans le bureau de vote en journée, observe la fermeture du bureau à 20h00, en présence du même représentant de l’alliance civile du Kazakhstan. La messe est dite : dans quelques minutes, les 157 suffrages exprimés seront dépouillés consciencieusement par les assesseurs, faute de scrutateurs recrutés parmi les électeurs. Et le vainqueur de l’élection à Kagam, 300 habitants, sera connu dans la foulée. Quelques poignées d’heures avant la proclamation des résultats dans le reste du pays, qui consacrera sans doute la domination du parti au pouvoir, Nur Otan, sans que l’on puisse pour autant affirmer, tout occidentaux que nous sommes, qu’il n’y a pas d’opposition au Kazakhstan et que ces élections ne sont qu’un simulacre.

Gageons que la plupart des partis ayant décidés de présenter des candidats (soit cinq sur six, le sixième refusant de participer étant de facto considéré par certains observateurs comme étant le seul parti d’opposition, les autres ne critiquant pas assez à leur goût le pouvoir en place) auront des élus. Communistes ou ex-communistes, agriculteurs, jeunes et branchés, ou nationalistes nostalgiques de l’empire (russe, pas soviétique). Ou candidats du parti du président en place. On peut sans doute faire encore mieux en terme de diversité d’opinions représentées, mais surtout bien pire….

A Nur Sultan et dans le nord du Kazakhstan, Jean-Baptiste Giraud, PolitiqueMatin.fr

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Jean-Baptiste Giraud est le fondateur et directeur de la rédaction d'Economie Matin. Il est également intervieweur économique sur RTL dans RTL Grand Soir (en semaine, 22h17) depuis 2016.Jean-Baptiste Giraud a commencé sa carrière comme journaliste reporter à Radio France, puis a passé neuf ans à BFM comme reporter, matinalier, chroniqueur et intervieweur. En parallèle, il était également journaliste pour TF1, où il réalisait des reportages et des programmes courts diffusés en prime-time. En 2004, il fonde Economie Matin, qui devient le premier hebdomadaire économique français. Celui-ci atteint une diffusion de 600.000 exemplaires (OJD) en juin 2006. Un fonds economique espagnol prendra le contrôle de l'hebdomadaire en 2007.Après avoir créé dans la foulée plusieurs entreprises (Versailles Events, Versailles+, Les Editions Digitales), Jean-Baptiste Giraud a participé en 2010/2011 au lancement du pure player Atlantico, dont il est resté rédacteur en chef pendant un an.En 2012, soliicité par un investisseur pour créer un pure-player économique,  il décide de relancer EconomieMatin sur Internet  avec les investisseurs historiques du premier tour de Economie Matin, version papier. Il a également été éditorialiste économique sur Sud Radio de 2016 à 2018. Jean-Baptiste Giraud est également l'auteur de nombreux ouvrages, dont notamment "Combien ça coute, combien ça rapporte" (Eyrolles), "Les grands esprits ont toujours tort", "Pourquoi les rayures ont-elles des zèbres", "Pourquoi les bois ont-ils des cerfs", "Histoires bêtes" (Editions du Moment) ainsi que "le Guide des bécébranchés" (L'Archipel).

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