Sur les places boursières, aux Etats-Unis comme en Europe, le débat fait rage concernant les ventes à découvert. Ce procédé – apprécié par les fonds spéculatifs – repose trop souvent sur des manœuvres contestables. Et malheureusement, les garde-fous sont très aléatoires.
De New York à Paris en passant par Munich, une même question se pose : sans les interdire, comment encadrer convenablement les ventes à découvert ? Car les enjeux sont énormes. Comme souvent, les nouvelles modes viennent d’outre-Atlantique, et les manipulations financières d’aujourd’hui ne dérogent pas à cette règle, même si le principe des ventes à découvert constitue un procédé vieux comme le monde. Le spéculateur emprunte des actions pour les vendre, en pariant sur la chute du cours de l’action. S’il peut racheter à bas prix pour restituer les actions en question, il empoche la différence. Dans leur version classique, les ventes à découvert s’arrêtent là, et les entreprises visées par de telles attaques n’ont souvent que leurs yeux pour pleurer.
Une nouvelle mode : la fuite d’informations organisée
Les short sellers américains ont poussé le vice un peu plus loin. Depuis 2010, les Etats-Unis ont vu se développer des sites d’informations boursières, leurs auteurs étant aussi anonymes qu’influents. Selon une étude menée par Joshua Mitts, chercheur à l’Université de Columbia, les informations concernant plus de 1700 entreprises ont fuité sur Seeking Alpha (le plus connu de ces sites). Véhiculant de fausses informations, les articles publiés conseillent aux lecteurs de vendre à découvert et donc de parier sur la chute des cours. Mais dans 90% des cas, dans les heures précédant la publication de ces articles, des volumes anormaux de transactions sont observés par la SEC (Securities and Exchange Commission). En France, cela s’appellerait simplement un délit d’initiés.
Ces transactions « pré-publication » sont en général le fait des auteurs eux-mêmes des articles publiés. Ou de hackers qui parviennent à mettre la main sur les articles avant leur mise en ligne. Mais le principe reste le même : comme prévu, le cours de l’action ciblée plonge, le marché s’en rend compte et réajuste dans la semaine qui suit. Mais dans l’intervalle, les vendeurs à découvert se remplissent les poches. « Seeking Alpha est l’un des sites les plus connus et les plus regardés, et contient de nombreux articles qui recommandent de vendre des actions, notent John C. Coffee Jr. Et Joshua Mitts de Columbia dans un article intitulé La vente à découvert ou la nouvelle manipulation des marchés. A l’inverse du schéma classique, l’objectif n’est plus de faire la promotion des valeurs à la hausse, mais plutôt de souligner les valeurs à baisse. Si les médias peuvent jouer leur rôle de garde-fou en refusant de publier des rapports non fondés, sur les blogs, c’est le Far West. » Toutes ces informations disponibles en ligne par millions sont analysées par des algorithmes (HFT, high frequency traders) qui servent de baromètres aux spéculateurs. Ce phénomène, aussi inquiétant que fascinant, est scruté à la loupe par les universités américaines.
Ce même Joshua Mitts n’est pas pour autant pour l’interdiction pure et simple des ventes à découvert, comme le rappelle un article des Echos d’avril 2019. L’université de Berkeley l’a invité à une conférence intitulée Fraude dans des marchés euphoriques. L’autre tête d’affiche de l’événement : Carson Block, le grand manitou du fonds spéculatif Muddy Waters, spécialiste américain de la vente à découvert. Deux hommes aux visions radicalement opposées. Si le golden boy de Wall Street rêve d’un monde complètement dérégulé, le chercheur plaide lui pour plus de transparence et pour un cadre plus contraignant. Jusqu’aux poursuites judiciaires contre les vendeurs à découvert ? Pourquoi pas. En juillet 2018, une affaire a d’ailleurs fait grand bruit aux Etats-Unis : violemment attaquée sur les marchés, l’entreprise Farmland a vu le cours de son action dégringoler de 40% à cause des publications – mensongères – mises en ligne sur Seeking Alpha par un spéculateur anonyme signant ses news par Rota Fortunae (La roue de la fortune). Farmland l’a finalement attaqué en justice.
Quand les vendeurs à découvert finissent devant les tribunaux
Plus récemment, toujours aux Etats-Unis, Catalyst Capital a également choisi les tribunaux pour régler un litige vieux de 18 mois, contre des vendeurs à découvert ayant pris pour cible l’une des filiales du groupe, Callidus Capital, introduite en bourse en 2015. Objectif des poursuites judiciaires : réclamer 450 millions de dollars de dommages et intérêts.
Retour en arrière : le 9 août 2017, le Wall Street Journal publie une note négative sur Callidus, le titre perd 21% le jour-même. Depuis, le titre n’a cessé de chuter, perdant 94% de sa valeur depuis son introduction. Aujourd’hui, le patron de Catalyst Newton Glassman a décidé de passer à l’attaque : il accuse les spéculateurs de diffamation, de mensonges, de conspiration et d’enrichissement frauduleux. A présent, l’enquête prouvera – ou non – si les spéculateurs ont agi de concert pour torpiller Callidus.
S’il y a peu de chance que les ventes à découvert soient totalement interdites, les réglementations pourraient tout de même se durcir prochainement. L’Assemblée nationale s’est d’ailleurs emparée du sujet, en lançant une « Mission d'information sur l'activisme actionnarial », avec comme co-rapporteurs Eric Woerth et Benjamin Dirx. L’étau se resserre en France autour des opérations visant des entreprises françaises. Mais nos voisins ne sont pas en reste : outre-Rhin, c’est la société Wirecard qui vient d’en faire la triste expérience. En février 2019, cette entreprise basée à Munich – spécialiste des modes de paiements – est victime d’une attaque en bonne et due forme, suite aux fausses informations parues dans le très sérieux Financial Times à Londres. Le gendarme financier allemand, la BaFin (équivalent de l’AMF en France) sonne alors la fin de la récré et décide d’une interdiction provisoire de 2 mois, de toute vente à découvert du titre Wirecard. Le délai a expiré le vendredi 26 avril. Dès le lundi 29, à la reprise des cotations, l’attaque a repris, le titre plongeant de près de 10%. Les interdictions provisoires, régulièrement prononcées dans la plupart des pays européens, ne sont donc que d’éphémères sparadraps. Les autorités européennes – AEVM (Autorité européenne des valeurs mobilières) en tête – ont donc de quoi plancher…