Le 4 mars dernier, dans un discours au Sénat français je posais cette question : pourquoi, devant tant de décisions insensées de leur Président, les américains ne réagissent-ils pas ? Aujourd’hui cette question ne se pose plus : les américains ont réagi. Des manifestations dans toutes les grandes villes, des parlementaires interpellés dans les town halls, des gouverneurs qui refusent les executive orders illégaux, des juges qui les annulent, des sondages qui chutent. Et je me réjouis de cette résistance.
Les 100 premiers jours de Trump vus par Claude Malhuret

Mais je dois aussi le dire, avec toute la franchise que l’on se doit entre amis : pour l’heure les protestations, les manifestations, les oppositions n’ont pas empêché la situation de s’aggraver.
Chaque jour apporte son lot d’annonces hallucinées. Droits de douane invraisemblables, expulsions arbitraires, attaques contre la sécurité sociale, les retraites, la liberté d’expression, l’éducation, la justice, la Constitution, les vétérans, les droits des électeurs, les universités et la science. Donald Trump ne prend pas de décisions, il prend sa revanche.
Chaque jour la confiance dans l’Amérique perd du terrain. En faisant chuter la Bourse et le dollar, fuir les acheteurs d’US bonds, en enfermant son pays derrière une muraille douanière, et, comme Al Capone, en expliquant aux alliés qu’ils paieront ou qu’ils auront des ennuis, celui qui prétend redonner sa grandeur à l’Amérique est en train de la rabougrir.
Chaque jour, l’incertitude augmente. On expose devant toutes les télévisions un tableau surréaliste de droits de douane (tariffs) de 10 à 150 % avant de les retirer le lendemain. On annonce la guerre économique à la Chine avant de s’aplatir en 48 heures. On menace de limoger le Président de la FED avant de faire machine arrière devant la chute des marchés.
Les executive orders sont contestés en justice, ce qui accroît la confusion. Le brouillard est le pire ennemi de l’économie et le Donald krach était inévitable. Il va se poursuivre, au rythme des pirouettes de ce roseau peint en fer. Personne ne sait ce qu’il fera après les 90 jours de pause, mais à l’évidence celui qui le sait le moins est Donald Trump lui-même.
Chaque jour la soumission est préférée à l’expertise. Les membres du cabinet sont nommés non pas malgré mais à cause de leur nullité. Un ministre de la santé qui ne sait même pas localiser sa vésicule biliaire expose ses théories fumeuses sur les dangers des vaccins ou l’origine du SIDA. Le ministre de la Défense, entre deux rasades de gin, papote en ligne avec sa famille et ses amis sur les opérations militaires en cours sous les yeux des services de renseignements du monde entier. Le Chief Counselor for trade, ou plutôt le Chief Forger, invente un économiste fictif pour soutenir ses thèses absurdes. Le chargé des négociations sur l’Ukraine fricote depuis des années avec un oligarque proche de Poutine. Quant au Vice-Président, il a réussi l’exploit d’être en quelques jours plus détesté aux États-Unis que tous ses prédécesseurs, mais de l’être aussi dans toute l’Europe après son discours de haine à Munich. Il suffit de l’écouter pour imaginer l’interminable rage de dents qu’est sa vie. Dans mon précédent discours, je comparais le nouveau gouvernement américain à la cour de Néron. Je me trompais. C’est la cour de Caligula, qui avait un jour nommé son cheval Consul. Mais au moins son cheval ne faisait de mal à personne.
Chaque jour dans le bureau ovale, assis dans un fauteuil assorti à ses cheveux Trump fait défiler devant la presse les chefs d’État qui se succèdent comme dans une émission de téléréalité, effarés ou serviles, semblant se demander ce qu’ils font là, forcés d’ingurgiter des discours dégoulinant d’autosatisfaction, d’inculture vaniteuse, de grossièreté revendiquée et d’overdose de lui-même. Ils savent maintenant pourquoi ils ont été invités puisque Trump l’a expliqué : pour « kiss his ass ».
Mais le pire bien sûr, c’est la trahison. Depuis l’humiliation de Zelensky dans le bureau ovale, qui a choqué le monde entier, et beaucoup d’américains, chaque jour aggrave la capitulation devant Poutine. Vote à l’ONU en faveur de la Russie, aux côtés de la Corée du Nord et du Nicaragua, démantèlement des structures fédérales chargées d’examiner les ingérences russes aux États-Unis, nomination d’une directrice du renseignement que le propagandiste russe Soloviev qualifie lui-même à la télévision d’agent de Poutine, fermeture de Voice of America après 80 ans d’activité. Et ce pauvre Witkoff, l’ami des oligarques, chargé du dossier Ukrainien dont il ne connait rien et qui joue le perroquet du Kremlin chaque fois qu’il revient de Moscou. Comme le dit un fonctionnaire du Département de la Sécurité : « Poutine est maintenant à l’intérieur. » Aujourd’hui quand les chats mangent les souris, ils déclarent que les souris les avaient agressés. Et Trump les croit. Est-il sous kompromat ou simplement d’une crétinerie absolue ? Ce qui est certain, c’est qu’il est le meilleur Président russe de toute l’histoire américaine.
Son plan pour un cessez-le-feu en Ukraine va au-delà des rêves les plus fous de Poutine : annexion de la Crimée, occupation de quatre oblasts, absence de garanties de sécurité pour Kiev et braquage des richesses minières. Il est bien évidemment inacceptable pour les ukrainiens et catastrophique pour les européens.
Je décrivais les débuts de la Présidence Trump comme une tragédie. Au bout de cent jours il s’avère que c’est une farce. Mais une farce sinistre. Chaque décision du matamore de Mar-A-Lago a eu des effets désastreux. En économie le plongeon de la Bourse et du dollar, la hausse des taux et le début de récession. En politique étrangère le lâchage des alliés, la servilité devant Moscou et la guerre commerciale avortée contre la Chine où l’arroseur s’est retrouvé arrosé.
En politique intérieure la bataille généralisée avec les États, les fonctionnaires, les universités et tant d’autres. Trump va de plus en plus vite, mais à reculons.
Les recettes mercantilistes, nationalistes, xénophobes et rabougristes sont en train de donner les résultats qu’elles ont toujours donné dans l’histoire et qu’a très bien résumé un écrivain français, Charles Péguy : « Le triomphe des démagogues est passager, mais les ruines sont éternelles ».
Mais le pire n’est jamais certain. Le trot d’un âne ne dure pas longtemps, disent les italiens. En trois mois le trumpisme commence à se lézarder. L’alliance contre-nature entre des anywhere milliardaires et une base de somewhere a duré le temps d’une campagne électorale. Depuis, les milliardaires de la tech ont perdu leurs milliards et ceux qui ont cru dans leurs promesses ont perdu leurs emplois. Musk est déjà reparti pour tenter de sauver les meubles chez Tesla. Et Steve Bannon mène la révolte de l’aile populaire contre les oligarques des GAFAM.
Mais il serait naïf de croire que l’édifice va s’écrouler tout seul. Il faut donc résister.
C’est ce que tentent de faire les européens, avec d’infinies précautions pour ne pas aggraver la crise. Ils ont répondu à la hausse des tarifs par une proposition d’abaisser tous les tarifs à zéro de part et d’autre. Ils répliquent à l’hostilité en tentant de maintenir les canaux de communication. Ils préparent, difficilement, les moyens de continuer à soutenir l’Ukraine le jour où le caniche de Moscou décidera de lâcher définitivement Zelensky. Ils entreprennent, trop timidement, de se réarmer.
Mais bien sûr c’est avant tout des américains que dépend l’avenir de leur pays, donc en grande partie celui du monde. Voici plus de quatre vingts ans que nous avons construit ensemble le monde libre où nous vivons aujourd’hui. Et voici plus de deux siècles que nous partageons les mêmes valeurs : la démocratie, les droits de l’homme, la liberté d’entreprendre qui fait que chaque américain et chaque européen se sent au plus profond de soi appartenir à une même civilisation, au point que jamais les uns et les autres n’auraient pu imaginer qu’un jour, en aussi peu de temps, des dirigeants se donneraient pour but de creuser un fossé entre eux.
J’ai un message pour mes amis américains. Il faut que tous les défenseurs des libertés redoublent d’efforts. Qu’ils convainquent les Républicains du Congrès qui ont cru toute leur vie au libre-échange, à leurs alliances, à l’ordre mondial, à la lutte contre les régimes totalitaires, que Trump est en train de les déshonorer. Qu’ils convainquent les élus Démocrates de faire entendre leur voix plus fortement qu’ils ne le font aujourd’hui. Et qu’ils convainquent enfin tous les américains de se battre pour les valeurs qui ont fait de leur nation la plus libre, la plus riche et la plus puissante du monde.
Je suis certain que ce moment arrivera plus vite qu’on ne le pense.