En France, la dépendance croissante aux importations inquiète tous les maillons de la chaîne agro-alimentaire. En cause, la pression de plus en plus forte exercée par des réglementations poussées par des acteurs extérieurs, lobbies industriels ou pays exportateurs vers l’UE. Conséquence : la souveraineté alimentaire française n’est plus entre les mains de Paris.
Le millésime 2018 a eu un goût amer pour l’agriculture française. Pour la première fois depuis 1945, celle-ci a observé un déficit commercial avec ses partenaires européens. Ces trente dernières années, certains déficits sont apparus (céréales), d’autres se sont creusés (viandes, poissons, fruits), pour certains assez significativement. Les normes réglementaires – celles peu regardantes imposées dans d’autres pays et celles trop contraignantes imposées en Europe – ne sont pas étrangères à ces phénomènes.
En 2019, le groupe d’études Agriculture et alimentation au Sénat français a publié un rapport fort instructif sur la place de l’agriculture française sur les marchés mondiaux et sur la dépendance alimentaire française. « L’indicateur le plus souvent mis en avant pour démontrer les bonnes performances de notre agriculture sur les marchés mondiaux est l’excédent commercial structurel français en matière de produits agricoles, souligne le rapporteur Laurent Duplomb. Troisième excédent sectoriel derrière le secteur aéronautique et spatial et la chimie, il fait de l’agriculture l’une des fiertés commerciales françaises. » Oui mais tout n’est pas rose, loin de là. Le sénateur s’inquiète pour la sécurité alimentaire, et pointe du doigt des problèmes de réglementation : « Les importations de produits agricoles et alimentaires augmentent alors que leur respect des normes de production exigées en France n’est pas assuré. Il en résulte une atteinte à la sécurité alimentaire des Français, à la compétitivité économique de notre agriculture et, partant, au revenu de nos agriculteurs. » Disons-le simplement, la France perd petit à petit le contrôle de la situation.
Les traités de libre-échange sur le banc des accusés
Sur le plan international, l’agriculture française a été déclassée, de nº2 dans les années 90 à nº6 aujourd’hui, dépassée en Europe par l’Allemagne et la Hollande. Les pressions subies par l’agriculture française de la part des marchés mondiaux ne sont pas étrangères la fragilisation de la filière agricole française. En 2019, les agriculteurs tricolores ont manifesté leur désaccord avec les autorités, suite à la signature de deux accords, le CETA (avec le Canada) et le Mercosur (avec l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay, le Paraguay et le Venezuela). Sur le terrain, la Coordination rurale (syndicat agricole) a appelé le gouvernement Philippe à faire jouer « l’exception agriculturelle française », parlant de « véritable catastrophe économique et sociale », et de « concurrence acharnée et déloyale ». Des mots choisis.
Car du côté des agriculteurs, la pilule ne passe pas. Le syndicat agricole poursuit sa critique des accords signés par la France, qui percutent de plein fouet les intérêts du secteur primaire français : « Dans son allocution lors du centenaire de l’Organisation internationale du travail (OIT), le président de la République a déclaré : “Je ne veux plus d’accords commerciaux internationaux qui alimentent le dumping social et environnemental, et en tant que dirigeant européen, je le refuserai partout où je n'aurai pas les garanties sur ce point.” Comment justifier dès lors la ratification d’un accord (CETA) qui facilite l’entrée sur le marché européen de produits qui ont été élaborés selon des normes inférieures aux standards européens, telle que la viande bovine nourrie aux farines animales et aux antibiotiques utilisés comme activateurs de croissance ou des denrées alimentaires produites avec des pesticides interdits dans l’Union européenne ? » Mais au-delà de la France, les « standards européens » font aussi l’objet de guerres d’influence sur fond d’intérêts commerciaux et industriels.
Des normes aberrantes
Dans les rayons des supermarchés, les consommateurs français sont rarement conscients des multiples contraintes imposées aux producteurs et aux agriculteurs européens. Dernier exemple en date, et significatif : la réglementation sur les engrais. En novembre 2018, le Parlement européen a voté une nouvelle norme sur les fertilisants utilisés dans l’Union. L’agriculture intensive nécessite en effet l’utilisation de trois types de fertilisants, dont les engrais phosphatés (le phosphore ainsi absorbé par les sols favorise leur régénération et l’enracinement des plants), engrais qui contiennent naturellement, par exemple, des substances comme le cadmium. Jusqu’alors, la réglementation permettait un taux de cadmium de 90mg/kg d’engrais, l’Europe l’a abaissé à 60mg/kg. Des chiffres qui parlent peu en eux-mêmes pour l’opinion publique, mais qui ont fait l’objet d’une âpre bataille, pendant deux ans, dans les coulisses de la Commission de Bruxelles et du Parlement de Strasbourg. Agriculteurs et industriels européens, eux, voient surtout là une nouvelle menace sur leur secteur.
Autorité en la matière, l’AEEP (Alliance européenne des engrais phosphatés) avait préalablement préconisé de ne pas descendre en-dessous de 80mg/kg – certains pays comme le Canada ou certains états américains ont des normes largement supérieures, à 889mg/kg. Pas moins de 29 sociétés européennes du secteur avaient ainsi co-signé un appel aux autorités de l’UE : « Toute limite située en-dessous de 80mg/kg mènera à une augmentation de la dépendance européenne aux importations et à une augmentation des prix. […] Octroyer trop de pouvoir à quelques pays producteurs de phosphate naturel, en particulier la Russie, entraînera à terme une hausse des prix des engrais phosphatés pour les agriculteurs européens, jusqu’à 25%. »