Le 15 septembre, la sonde Cassini s’est désintégrée dans l’atmosphère de Saturne, après avoir impeccablement accompli sa mission.
Quelques jours plus tard, le gouvernement français approuvait le projet de loi de finances (PLF) pour 2018 (pour une seule année, près de cent fois le coût de la mission Cassini-Huygens, réparti sur un tiers de siècle) et lançait un plan d’investissement de 57 milliards d’euros (plus de 10 fois le budget de la prouesse scientifique et spatiale). Pourquoi opérer un rapprochement entre ces deux évènements ? Parce que, dans les deux cas, il s’agit de grands projets, complexes, requérant des préparations soignées. Et parce que la rigueur avec laquelle a été préparée et menée l’opération spatiale offre un contraste saisissant avec les cafouillages en série qui se produisent dans la gestion de la chose publique.
Par exemple, aux multiples ratés de la construction européenne s’ajoutent depuis le 23 juin 2016 l’absence désastreuse d’ordre et de méthode dans la gestion du Brexit. Quant à la gestion des affaires de l’État français et du système de protection sociale dont il assure le pilotage, ses résultats calamiteux s’étalent devant nos yeux depuis des décennies. Cela pose une question : la gestion des grands projets politiques n’aurait-elle pas intérêt à s’inspirer de celle des grands projets technologiques et scientifiques ? Dans les deux cas, il s’agit d’agir de façon efficace et cohérente sur de longues périodes, et de maîtriser les techniques de gestion de projets très complexes.
Le sens du long terme
Le début des études effectuées en vue d’envoyer un engin interplanétaire observer la planète Saturne et son satellite Titan remonte à 1982. Le projet a été sélectionné en 1988 et le feu vert (impliquant un financement approprié) a été donné fin 1989. Conception et construction des véhicules et des systèmes d’observation ont duré un peu plus de 7 ans : le lancement du système Cassini-Huygens (l’engin principal, qui vient de s’abîmer sur Saturne, et le module qui s’est posé sur Titan début 2005) s’est effectué le 15 octobre 1997.
La complexité de ces opérations est comparable à celle de la conduite des affaires d’un État par les pouvoirs publics (Présidence de la République, Gouvernement et Assemblées législatives). Mais une différence apparaît immédiatement : même si le programme Cassini-Huygens a connu quelques rectifications en cours de réalisation, car il y a toujours des imprévus, le cap a été tenu sans défaillance pendant 35 ans. On ne peut pas dire que l’État Français ait fait preuve d’une cohérence temporelle analogue ! Même dans le cas de figure le plus favorable, à savoir un septennat ou un quinquennat sans cohabitation, on observe généralement une sorte de mouvement brownien : tout part dans tous les sens, sans véritable ligne directrice, au hasard de la germination des idées susceptibles de devenir à la mode. Les responsables de la République n’élaborent pas un projet cohérent dont les actes législatifs, gouvernementaux et administratifs assureraient mois après mois la mise en œuvre.
Il existe parfois des exceptions à ce regrettable enfermement dans le court terme. La réforme du système suédois de retraites par répartition en est un exemple. Elle a commencé par des discussions sur les principes entre les différentes composantes du Parlement, de 1991 à 1994 ; il en est résulté ce qu’en France nous appellerions une loi-cadre. Les quatre années suivantes ont été consacrées à rédiger les lois techniques, et il a fallu encore trois ans pour mettre en place les textes réglementaires, les systèmes informatiques et former le personnel. En 2001, la mise en place effective a pu commencer. Moyennant cette cohérence dans le travail politique, d’autant plus remarquable que deux changements de majorité se sont produits durant cette période, un projet voté par huit parlementaires sur dix a vu le jour et est devenu opérationnel sans « bug », contrairement à ce qui s’est produit en France lors d’une opération de moindre envergure relative au même domaine, la fusion des régimes de retraite des artisans et des commerçants qui a donné naissance au RSI.
Ténacité sur le long terme dans la mise en œuvre d’une vision, et qualités d’ordre et de méthode pour construire un projet réaliste et le mettre en œuvre, voilà clairement ce qui manque à la France. Supposons un instant que les responsables du pays ont une vision qui tienne la distance et examinons la seconde condition du succès : le savoir-faire en matière de gestion de projets de grande envergure et de longue durée.
La gestion de projet
Henry Laurence Gantt est mort depuis près d’un siècle – en 1919 – mais le principe des diagrammes de Gantt est toujours aussi utile pour la gestion de projet. Il s’agit d’établir un réseau des tâches à réaliser pour parvenir au but recherché. On parle de réseau, ou de réseau chronologique, parce qu’un simple inventaire ne suffit pas : telle tâche ne peut être convenablement menée à bien que si certaines autres l’ont antérieurement été, ce qui exige un timing astucieux. Il existe entre les différentes opérations à réaliser des relations techniques, logiques, et – particulièrement dans le domaine qui nous intéresse ici – politiques. Pour arriver au but, et cela sans perdre trop de temps, d’énergie et d’argent, il faut suivre un « chemin critique », c’est-à-dire enchaîner les opérations de manière convenable.
Les projets politiques ont bien des points communs avec les projets scientifiques, comme la mission Cassini-Huygens, ou architecturaux, ou industriels. La réforme de notre système de protection sociale, en particulier, est un méga projet dont la complexité ne le cède en rien à l’étude de Titan par l’envoi de Cassini-Huygens. Par exemple, quantité de réformes ponctuelles sont dépendantes les unes des autres, et il convient de réaliser certaines d’entre elles simultanément (en parallèle), et d’autres successivement (dans un certain ordre). Le travail d’une équipe politique efficace consiste pour une bonne part à faire (éventuellement au sens de Caesar pontem fecit) une analyse soignée de l’ordre dans lequel les opérations doivent s’enchaîner, et de celles qui doivent être réalisées simultanément. À défaut, elle et le pays seront victimes de la dure loi de mère nature selon laquelle l’absence d’une seule condition nécessaire interdit le passage réussi à l’étape suivante.
Il s’agit là de planification. Non pas de planification à la soviétique, ne laissant aucune initiative aux agents, mais de planification « à la scientifique », si j’ose dire, c’est-à-dire comme celle qui a conduit au succès le projet Cassini-Huygens.
Les scientifiques sont tout sauf des pions sur un échiquier, qu’une main peut manipuler. Il en va de même, mutatis mutandis, des citoyens et des fonctionnaires : chacun veut sa part d’initiative et de responsabilité. La gestion de projet consiste donc à planifier les opérations de façon souple, en gardant toujours la possibilité de retenir la proposition inédite d’un des participants si elle permet de gagner en temps ou en qualité. Aux antipodes de la gestion bureaucratique, cette planification qui s’ajuste sans cesse aux imprévus dépend fondamentalement de la qualité intellectuelle et humaine des personnes qui participent au projet : plus elles seront réactives, proactives, et coopératives, plus vite il avancera et s’améliorera. C’est de cela dont nous avons besoin en politique pour sortir de l’impuissance où notre pays, et beaucoup d’autres, sont plongés depuis plusieurs décennies.
Pour peu qu’on ne s’obstine pas à en faire principalement un instrument d’abêtissement de la population, l’informatique facilitera grandement les choses : bien utilisée, elle permet de réaliser rapidement des simulations qui, à l’époque de Grantt, demandaient des calculs affreusement longs et fastidieux. Là encore, ce sont les scientifiques qui donnent l’exemple du bon usage du numérique, et non les politiciens qui s’en servent principalement pour tweeter des fadaises et laissent impunis les nullités qui font réaliser pour les services publics des logiciels infects (cf. le logiciel du RSI, Louvois pour l’armée ou Cassiopée pour la Justice).