Communication : “Avec Marine Le Pen, le décodage s’impose”

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Par Cécile Alduy et Stéphane Wahnich Modifié le 24 mars 2015 à 9h32
Marine Lepen

À l’heure où Marine Le Pen s’impose sur la scène politico-médiatique et engrange des scores électoraux sans précédent, il est urgent de décrypter la logique de son discours et les fondements de son efficacité rhétorique.

"Marine Le Pen prise aux mots" entreprend de démonter les ressorts du discours mariniste, mais aussi d’éclairer cette nouvelle parole tributienne qui répond à de réels besoins de sens et de valeurs dans un contexte de crise économique et identitaire profonde. Extraits.

"Jean-Marie Le Pen livrait un discours transparent, brut de décoffrage. Marine Le Pen, à force de lisser le discours officiel de son parti sans changer de fondamentaux, de louvoyer entre positions radicales et modération de ton, à force aussi de jouer de la triangulation pour attirer dans son escarcelle de nouveaux électorats, reste pour une part un signe opaque. En novembre 2014, Nicolas Sarkozy assure qu’elle est « d’extrême gauche » en raison de son programme économique. Mélenchon l’a qualifiée de « fasciste ». La plupart des journalistes politiques la situent à l’extrême droite, ce dont elle se défend, quitte à menacer d’attaquer en justice quiconque le fera. De fait, Marine Le Pen s’est forgé un nouveau code, un extrémisme euphémisé et démocratique qui brouille les repères. Il faut dès lors faire un réel travail d’interprétation et de décryptage du discours de Marine Le Pen pour discerner de quoi elle est réellement le signe.

L’épisode de la « fournée » en fournit un exemple : loin d’illustrer de manière univoque l’abîme qui séparerait le père et la fille, il montre les limites de la « normalisation » du discours de la nouvelle présidente du Front national.

Ce 6 juin 2014, pour son « Journal de bord n° 366 » diffusé sur le site du Front national, Jean-Marie Le Pen, cravate rose pâle et pochette assortie, est de bonne humeur : le Front national vient de finir premier avec un score historique de 25 % aux élections européennes du 25 mai. Quelques mois plus tôt, le parti qu’il a fondé en 1972 a remporté onze mairies, dont Hénin-Beaumont et le 7e arrondissement de Marseille, là encore une première. Très en verve dans sa vidéo hebdomadaire, il moque les artistes qui ont déclaré leur opposition au Front national : Yannick Noah, Madonna, Guy Bedos… « Monsieur Bruel aussi ? » relance son interlocutrice. Jean-Marie Le Pen prend la balle au bond : « Ah oui… On fera une fournée la prochaine fois. »

« Fournée ». Le mot est lâché, et la polémique ne se fait pas attendre. Depuis sa sortie sur les chambres à gaz « point de détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale » en 1987, la carrière politique de Jean-Marie Le Pen a été ponctuée de jeux de mots douteux et d’allusions racistes ou antisémites : invariablement, ils suscitent un tollé et lui assurent une surexposition médiatique le temps de la polémique.

Dans le concert de condamnations qui pleut sur l’ancien leader du Front national, Marine Le Pen regrette « une faute politique » et entend « rappeler que le Front national condamne de la manière la plus ferme toute forme d’antisémitisme, de quelque nature que ce soit ». […]

Ce mot de trop semble résumer tout ce qui oppose les discours de Jean-Marie et de Marine Le Pen : s’y lisent deux conceptions radicalement différentes de la stratégie du parti, de la communication politique et du rapport au passé. D’un côté, une parole brutale qui s’impose en sabordant ses chances de progression électorale ; de l’autre, une communication serrée, attentive à choisir les mots qui touchent, mais aussi à éviter ceux qui fâchent sans livrer aucun bénéfice politique. D’un côté, une parole tournée vers le passé et les pages noires de l’Histoire ; de l’autre, un discours rassembleur qui mise sur l’avenir et entend faire oublier le passif du Front national. Entre le briseur de tabous, qui assume l’antisémitisme et le racisme comme fondements idéologiques du Front national, et sa fille, fine communicante politique qui veut définitivement effacer la tache antisémite qui a longtemps spolié le parti dont elle hérite, il y a semble-t-il une rupture générationnelle, un tournant stratégique, voire, sur certains points, idéologique. […] Et pour autant, sur le fond, l’abîme entre les deux est-il si grand qu’il y paraît ?

Les premiers commentaires de Marine Le Pen baignent dans l’ambiguïté. D’un côté, elle condamne solennellement l’antisémitisme comme système de pensée ; de l’autre, elle absout son père. Elle ne reconnaît les connotations antisémites du terme « fournée » que pour les récuser aussitôt. L’accusé plaide-t-il la remarque anodine et déclare avoir été intentionnellement mal compris ? Elle abonde dans son sens et fait peser la charge sur les récepteurs du maladroit message paternel : « Je suis convaincue que le sens donné à ses propos relève d’une interprétation malveillante. » Dénégation, victimisation et persécution : voilà des postures historiques de Jean-Marie Le Pen, accompagnées ici du lieu commun récurrent de la malveillance des médias. Avec une désinvolture surprenante, Marine Le Pen ne reproche à son père qu’une erreur de communication qui risque de réactiver l’image d’un Front national antisémite, balayant d’un revers de la main la question de l’antisémitisme réel, ou non, de son président d’honneur.

Elle condamne une « faute politique », non une faute morale : ce n’est pas l’indécence de la remarque qui la choque, mais le manque de discernement de son auteur : « […] avec la très longue expérience qui est celle de Jean-Marie Le Pen, ne pas avoir anticipé l’interprétation qui serait faite de cette formulation est une faute politique dont le Front national subit les conséquences. » Le sens littéral de la remarque de Jean-Marie Le Pen et ses sous-entendus idéologiques sont péremptoirement déclarés hors de cause. Seules l’interprétation qui en est faite dans les médias et l’anticipation de cette interprétation dévoyée posent problème. […] Marine et Jean-Marie Le Pen ne se disputent d’ailleurs que sur les mots, jamais sur les idées, ni sur le programme. […]

Adepte du double discours, Marine Le Pen […] aura réussi la gageure de paraître inattaquable sur l’antisémitisme (gages démocratiques) tout en l’acceptant de la part du président d’honneur du parti (gage à la base du Front national). Aussi faut-il réellement la prendre au mot – décortiquer mot par mot ce qu’elle dit, comment, où et à qui – pour cerner au plus près la logique sous-jacente, parfois retorse, de son discours.

Le discours de Jean-Marie Le Pen était limpide et portait une vision du monde d’une extrême cohérence : le condamner ou l’approuver ne requérait pas d’exégèse. Avec Marine Le Pen, le décodage s’impose."

Marine Le Pen prise aux mots : Décryptage du nouveau discours frontiste, Editions du Seuil, 19,50 euros

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Ancienne élève de l’ENS, Cécile Alduy est professeur de littérature et de civilisation française à l’université de Stanford (USA).Stéphane Wahnich est professeur-associé à l’UPEC (Université Paris Est Créteil) en communication politique et publique.

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