A quelques mois de la fin du mandat d’Hervé Guillou à la tête de Naval Group (ex-DCNS), l’avenir est toujours incertain quant à la future gouvernance de ce fleuron de l’industrie militaire navale. Profil d’une grande entreprise à la française.
Le grand public n’en entend que rarement parler. Pourtant, Naval Group fait partie des fiertés industrielles françaises. L’entreprise est née il y a… 388 ans ! En 1631 pour être précis. Sur ordre du Cardinal Richelieu. En plein redécollage, l’Etat français se met en quête de redonner son indépendance au trône de France face aux ennemis de l’intérieur (les Medicis) et face à ceux des royaumes étrangers comme l’Espagne ou l’Autriche. Naissent ainsi les premiers arsenaux de France.
Années 2000, années de la refonte
Quittons le XVIIe siècle et ses intrigues pour le troisième millénaire. L’entreprise descendante des arsenaux de Richelieu porte le nom, jusqu’en 2007, de Direction des Constructions Navales (DCN). Cette année-là, la DCN acquiert la branche navale de Thales, Thales entrant alors au capital de la nouvelle entité à hauteur de 35%, l’Etat français conservant 62,49% du capital, le reste des actions étant entre les mains de ses salariés (1,69%) et 0,82% au nom de DCNS Autocontrôle. L’acronyme de l’entreprise gagne donc un S supplémentaire – S pour système, DCNS s’orientant davantage vers les programmes dans lesquels elle peut jouer le rôle d’architecte et d’intégrateur système.
Les années 2000-2010 sont des années fastes pour DCNS. En 2008, DCNS India est mis sur les rails pour honorer une commande de six sous-marins. L’entreprise investit beaucoup dans la recherche et le développement, en fondant par exemple DCNS Research en 2011. En 2012, la direction communique abondamment sur son plan baptisé 2020+, le développement à l’international se poursuit avec un grand chantier naval au Brésil pour d’autres sous-marins, et en Malaisie pour un site de fabrication de corvettes Gowind. En 2017, DCNS achève sa mue et prend le nouveau nom de Naval Group. Résultats opérationnels en 2018 : 3,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Le carnet de commandes, lui, est plein, grâce au contrat du siècle signé avec les Australiens pour un contrat de 50 ans portant sur 12 sous-marins. Aujourd’hui, Naval Group opère dans 16 pays, et réunit près de 15000 collaborateurs, sans compter tous les emplois chez ses sous-traitants. Il fait bon vivre dans le sillage de Naval Group.
2018, le tournant européen
Chez Naval Group, l’homme fort s’appelle Hervé Guillou. Il connaît toutes les facettes du secteur. En 1978, il entre à la Direction des constructions navales de Cherbourg. En 1989, il rejoint la DGA (Direction générale de l’armement). Dans les années 90, il dirige un programme européen réunissant Français, Britanniques et Italiens, au nom de DCN. Il enchaîne ensuite les postes de dirigeants dans différents secteurs (propulsion nucléaire navale avec Techniactome, ingénierie avec Principia ou encore Technoplus Industries). Jusqu’au début des années 2010, il gravite dans la galaxie EADS avant de prendre les rênes de DCNS en 2014 au terme d’une passation de pouvoirs en douceur avec son prédécesseur Patrick Boissier. Trois ans plus tard, c’est donc lui qui changera le nom de l’entreprise en Naval Group. Un nom taillé sur mesure pour la consolidation européenne qui est un axe essentiel de la feuille de route signée à l’époque par trois ministres, dont un devenu entretemps Président de la République
En bonne intelligence avec les gouvernements successifs, Guillou parvient à développer une vision industrielle forte et porteuse de souveraineté pour l’Etat français, la construction militaire restant un domaine régalien aux yeux de l’Elysée. En octobre 2018, le PDG français profite d’un salon professionnel pour annoncer ses fiançailles avec l’Italien Guiseppe Bono, PDG de Fincantieri, le géant transalpin de la construction navale qui a pris les rênes des chantiers de Saint-Nazaire en avril 2017. Face à la concurrence commerciale très agressive des constructeurs coréens mais surtout chinois, les grandes entreprises européennes ont entamé un mouvement de concentration, seule stratégie viable pour tenir tête au nouveau géant chinois en train de naître de la fusion de la CSSC (China State Shipbuilding Corporation) et de la CSIC (China Shipbuilding Industry Corporation). Au printemps dernier, Français et Italiens ont annoncé leur mariage officiel avec leur joint venture commune baptisée Naviris, sur le modèle de Renault-Nissan pour l’automobile.
Au plan européen, Français et Italiens impulsent donc une nouvelle étape à la mise en commun des savoir-faire. En France le partenaire principal de Naval Group, son actionnaire Thales qui s’est longtemps opposé à ce projet, tente officiellement de faire bonne figure : « Nous sommes davantage qu’un actionnaire [de Naval Group] puisque nous avons apporté en 2007 nos systèmes de combat en échange d’une montée dans le capital du constructeur naval, afin de partager notre destin. Quand on fait la frégate FTI avec Naval Group, c’est comme pour le Rafale avec Dassault, c’est une alliance à la vie, à la mort », affirme aux Echos Patrice Caine, l’ambitieux PDG aux manettes de Thales. Mais le rapprochement entre Naval Group et Fincantieri devrait à terme passer obligatoirement par des prises de participation croisées. En coulisses, face à l’éventualité de devoir céder un peu de son influence chez Naval Group, Patrice Caine aurait néanmoins menacé « de ne céder aucune action de Naval Group, si Thales ne récupérait pas la compétence du système de combat » nous apprennent aussi Les Echos. En réalité, le rapprochement Naval Group-Fincantieri passerait de travers chez Thales, La Joint-Venture risquant de rééquilibrer ses contrats avec un concurrent direct, l’équipementier électronique italien Leonardo.
Poursuivre la stratégie actuelle
Au siège de Naval Group, l’année 2019 se termine sur une impression mitigée : celle du devoir accompli avec un carnet de commandes rempli associée à une profitabilité de plus de 7%, mêlée à celle d’incertitudes autant internes qu’externes. L’actuel PDG, Hervé Guillou, sera atteint par la limite d’âge courant 2020. La question de sa succession et de la pérennisation de la stratégie actuelle est lancée. Or, sur le dossier Naval Group, l’Etat semble être pour l’instant en mode « pilote automatique », quelques noms circulant comme autant de ballons d’essais, alors que son arbitrage va bientôt être demandé : de Benoit Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet d'Edouard Philippe et ex-Thales à Luc Rémont, administrateur de Naval Group, en passant par Pierre Éric Pommellet ou Olivier de la Bourdonnaye, directeur des programmes de Naval Group, l’Etat peine à retenir définitivement un nom pour endosser le costume de PDG.
Mais il est vrai que celui-ci est taillé plutôt grand. L’Agence des participations de l’Etat a ainsi mandaté le cabinet de chasseur de têtes Eric Salmon & Partners pour trouver des candidats, nous apprend la Lettre A. Alexis Morel, directeur général de l'entreprise Thales Underwater Systems, et Jean-Loïc Galle, PDG de Thales Alenia Space, ont ainsi été sortis du chapeau en sous-main par Patrice Caine. Mais la possibilité qu’un ancien de Thales prenne la tête de Naval Group ne plaît pas, les stratégies commerciales des deux sociétés étant de plus en plus concurrentielles. Il convient de rappeler que les deux entreprises se sont retrouvées face-à-face récemment dans plusieurs appels d’offres, notamment au Brésil et en Belgique. Pour l’État, selon la Tribune, il est désormais nécessaire que « les deux patrons de ces grands groupes d'armement travaillent bien ensemble. Ce qui n'a pas toujours été le cas par le passé. C'est un euphémisme. Il (est) quand même important que les deux groupes soient bien alignés dans le contexte stratégique ». A défaut d’un candidat apte à prendre immédiatement les fonctions de PDG, ce qui semble être le cas, l’hypothèse d’une dissociation des fonctions de Président et DG, risque donc de s’imposer d’elle-même courant 2020. La pratique n’a rien d’incongrue même si elle est d’inspiration anglo-saxonne : le gant des télécoms At&T vient de procéder de la sorte, de même que Boeing ; en France, la direction Colas, filiale du groupe Bouygues, a ainsi été partagée en mai 2019 entre Hervé Le Bouc à la présidence et Frédéric Gardès à la direction générale. Areva (devenue Orano), l’équipementier Faurecia ou l’entreprise BIC ont également fait le même choix respectivement en 2011, 2016 et 2018. Plus proche du secteur défense, l’équipementier civilo-militaire Safran a dissocié les fonctions de DG et de Président en 2015. La logique d’une direction bicéphale a ensuite fait école puisque Safran a également procédé à la dissociation des deux fonctions au sein de sa filiale Hérakles en 2016. Dans le cas de Naval Group. La solution bicéphale présenterait même plusieurs avantages, pour une entreprise inscrite dans le temps long : conserver en interne la vision, l’expérience et l’expertise d’Hervé Guillou, tout en préparant la relève via la « formation » d’un DG au poste de PDG.
C’est au final le secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler qui tranchera la question de la succession du constructeur naval, quand il soumettra une short-list de noms au Président Macron. Affaire à suivre.